Le SociaLab à la journée d’étude de l’Injep sur Sciences & Ecole: l’occasion de revenir sur notre évaluation des Savanturiers, de retrouver des porteurs de projets innovants (Bâtisseurs de Possibles, le Cartable fantastique, MATh.en.JEANS…) et de proposer une réflexion sur les liens entre Sciences et École, et finalement, sur ce qui fait « science ».
Sciences & Ecole, un sujet riche et complexe !
Comme le rappelle en introduction son directeur, Thibaut de Saint Pol, l’Institut national de la Jeunesse et de l’Education populaire (INJEP), qui est rattaché au ministère de l’Education nationale et de la Jeunesse et pilote le Fond d’expérimentation pour la Jeunesse (FEJ), a vocation à jouer un rôle pivot entre deux communautés : la communauté scientifique et la communauté éducative.
Le sujet « Sciences & Ecole » fut appréhendé de différentes manières durant la journée. Si les sciences (au pluriel dans le titre de la conférence) semblent pour tous synonymes d’innovation et d’efficacité en matière d’éducation, il nous semble tout d’abord important de définir ce que l’on entend par « sciences & école », d’analyser plus précisément la nature de ces relations, et, finalement, de réfléchir à ce qui est entendu par « sciences ». S’agit-il de la science comme contenu (ou savoir) ? De la science comme démarche (de recherche, d’apprentissage) ? Pense-t-on uniquement aux sciences dites « dures », ou y inclue-t-on les sciences sociales ?
Au sein du SociaLab, à l’appui de nos différentes missions, nous identifions trois principaux types de liens que nous avons partagés lors de notre intervention ce jour-là :
– Les sciences comme contenu éducatif, comme domaine d’apprentissages scolaires à renforcer et à promouvoir à l’école ;
– Les sciences comme méthode ou « modèle » pour mieux apprendre en classe ;
– Les sciences sociales comme source d’inspiration pour l’innovation en éducation, et comme « guide » pour mieux enseigner.
La première « alliance sciences & école » renvoie à l’enjeu de susciter le goût des sciences – y compris chez les élèves les plus en difficultés scolaires et les plus défavorisés socialement. On pense ici à la politique publique d’égalité des chances et de promotion de la culture scientifique, technique et industrielle (CSTI) à laquelle a été consacré ces dernières années un appel à projets dédié au sein des Programmes d’investissements d’avenir (PIA).
La seconde renvoie quant à elle à l’idée que les apprentissages sont d’autant plus féconds (en matière d’acquisition de connaissances comme de développement des compétences transversales) quand ils s’inspirent de la démarche de recherche scientifique : ces méthodes pédagogiques, distinctes des pédagogies dites « de projet », sont couramment nommées « démarches d’investigation ».
La troisième « alliance » fait référence au recours croissant du monde éducatif et politique aux savoirs issus des sciences sociales et des neurosciences pour inspirer, accompagner, outiller des pédagogies plus « innovantes », actives, positives au sein de la classe. Autrement dit : l’idée d’une science au service de l’innovation pédagogique et éducative.
Cette journée a été l’occasion d’aborder ces trois types de liens et leurs imbrications. Nous avons cependant été surprises de constater que les raisons pour lesquelles la « science » est convoquée au sein de l’école et de la classe n’étaient jamais explicitées. A quels enjeux éducatifs souhaite-t-on répondre à l’aide de ces sciences ? Des sciences en éducation, oui, mais « pour quoi faire » ?
Plusieurs enjeux et besoins éducatifs sont apparus en filigrane dans les interventions successives, notamment dans celles des quatre porteurs de projet invités à cette journée : MATh.en.JEANS, Bâtisseurs de possibles du SynLab, Les Savanturiers Ecole de la Recherche et Le Cartable fantastique. Ont été évoqués : la réussite scolaire en sciences, la lutte contre les inégalités de réussite scolaire dont celles liées aux handicaps tels la dyspraxie, la formation de futurs « citoyens engagés » et plus largement le développement de compétences psychosociales jugées centrales dans notre société moderne, comme l’autonomie, la créativité, l’esprit critique…
La « science » contiendrait donc une partie de la solution à ces différents problèmes. De quelle manière ?
Une « science évaluative » ? Accompagner l’innovation éducative en identifiant « ce qui marche »…
La journée a majoritairement porté sur l’idée que la science, ou plus précisément les chercheurs, peuvent valider les options pédagogiques proposées par les enseignants et les « éducateurs » au sens large, de manière à identifier les politiques et réformes les plus bénéfiques.
Franck Ramus, directeur de recherches au CNRS et professeur rattaché à l’ENS, a offert un cadrage introductif du sujet en le problématisant comme « l’éducation fondée sur des preuves » [1] – sous-entendu, des preuves scientifiques. L’utilité des connaissances scientifiques aujourd’hui produites sur les dynamiques d’apprentissage a alors été discutée, l’intervenant faisant remarquer que ce n’est pas parce que l’on sait montrer ce qui s’active dans le cerveau que « cela nous dit quoi que ce soit de ce qu’il faut faire dans la classe ». De même, la suprématie des méthodes économétriques d’évaluation fut questionnée au cours de cette présentation : « Le résultat d’un essai randomisé contrôlé est-il une preuve absolue et définitive d’efficacité ? »
Cette intervention a suscité en nous deux réflexions :
– La première est la différence entre preuve d’efficacité et preuve de causalité. La première, qui renvoie à la démonstration de corrélations entre la mise en place d’un dispositif et la survenue d’effets, est primordiale pour la décision politique. Cependant, c’est la démarche de preuve de causalité qui seule permet de saisir les dynamiques sous-jacentes. En un mot, de comprendre les effets – et donc de pouvoir les générer à nouveau, les optimiser et expliquer pourquoi, dans certains contextes sociaux ou territoriaux, ces effets sont renforcés ou au contraire amoindris… Cette distinction est primordiale pour quiconque s’intéresse à la progression des interventions en matière d’éducation [2].
– La seconde est un questionnement plus vaste et particulièrement important pour qui entend tirer meilleur parti de cette alliance « science – éducation » : que veut dire « scientifique » dans le domaine des sciences sociales (notamment sur les questions d’éducation) ?
Qu’est-ce qui « fait science » en éducation ? L’apport de la sociologie des connaissances
Dans ma thèse, qui m’a offert de longs mois d’étude des connaissances produites à l’échelle internationale depuis les années 2000 sur la question des compétences psychosociales (« soft skills ») et de leur importance dans la réussite scolaire et professionnelle des individus, j’ai pu mettre en évidence plusieurs registres de savoirs : les savoirs universitaires et les savoirs experts (Maire S., Science et politique des ‘soft skills’ de l’éducation à l’emploi. Sociologie d’un nouveau motif cognitif international, 2018).
D’abord, le savoir universitaire, généralement considéré comme offrant les meilleures garanties de rigueur dans ses modes de production de la connaissance. En son sein se déploie une infinie diversité de « manières de faire preuve » et d’élaborer des résultats considérés solides par la communauté scientifique considérée (ce dernier mot est d’importance, car il y a en réalité plusieurs communautés scientifiques, les disciplines demeurant en grande partie cloisonnées).
J’ai découvert des formes de hiérarchie entre disciplines scientifiques, celles mobilisant des outils empruntés aux sciences dites « dures » (économie de l’éducation, neurosciences cognitives, psychométrie) étant valorisées sur des domaines scientifiques plus anciens, moins outillés en administration de la preuve chiffrée. Ceux-ci ont pourtant capitalisé plusieurs décennies de connaissances utiles à l’action en éducation par le biais d’autres méthodes, elles aussi formalisées et codifiées : allers-retours empirie/théorie, méthodes qualitatives d’analyse sociologique et psychologique…
En somme, chaque discipline a sa propre manière de produire une connaissance jugée pertinente, utile, rigoureuse par les autres chercheurs. Chacune a ses canons, outils, modes de formulation des questions, de production et d’énonciation des réponses.
D’où notre étonnement, lors de la conférence, d’entendre parler de « sciences de l’éducation scientifiques » et de « psychologie scientifique », qui étaient distinguées des sciences de l’éducation et psychologie sur le critère d’une mobilisation des méthodes de production des connaissances issues d’autres domaines scientifiques : élaboration des hypothèses, traduction en prédictions testables et test de ces dernières.
Visant la théorisation, l’explication, la qualification et la compréhension des phénomènes sociaux en jeu dans les situations éducatives et le développement de l’individu, ces sciences n’ont historiquement que peu mobilisé l’usage du chiffre dans la production des connaissances. Depuis une ou deux décennies, incitées par le pouvoir social, scientifique et politique conféré au chiffre, elles incorporent toutefois des outils statistiques et des méthodes quantitatives plus ou moins sophistiquées. D’où une « science de la mesure des soft skills » dont nous avons pu observer l’émergence et qui témoigne du renouvellement progressif des sciences de l’éducation et de la psychologie.
Par ailleurs, autre point de complexité – et de richesse – à souligner : la production du savoir ne se limite pas au monde académique ! D’autres sont produits, nombreux, qui mobilisent des raisonnements et preuves scientifiques tout en y incorporant des arguments normatifs, politiques, tournés vers l’action voire « la réforme » en matière éducative. C’est l’un des résultats de ma thèse, qui rejoint d’autres travaux plus anciens : il existe une infinie diversité de savoirs dits « experts », produits par des acteurs aussi différents que des organisations internationales parmi les plus renommées (comme l’OCDE), des consultants, des entrepreneurs sociaux et acteurs de la société civile et du monde économique, qui conduisent un nombre croissant de démarches de production de connaissances trouvant écho et légitimité face aux questionnements d’autres acteurs.
Pour conclure, rappelons que pour le sociologue, la science est un construit social. Dès lors, la norme de « scientificité » n’a rien d’absolu : elle est fonction du destinataire ! Chercheur, décideur politique, praticien, financeur privé : chacun a sa propre représentation de ce qui « fait preuve », et situe différemment le curseur entre savoir universitaire et expertise produite hors des laboratoires de recherche. Le pouvoir du savoir dépend de sa capacité à se fonder comme légitime dans l’esprit des acteurs – scientifiques, politiques, sociaux – qui s’en saisissent…
Dès lors, la question de la « scientificité » en matière d’éducation ne rejoint-elle pas, non seulement celle de la légitimité, mais aussi celle de l’utilité du savoir produit ? Selon nous, la pertinence d’un savoir en éducation doit se juger à l’aune de sa capacité à décrire avec justesse les situations sociales en jeu, mais aussi par son pouvoir de conviction, plus ou moins fort, d’un spectre plus ou moins étendu d’acteurs, disposant de pouvoirs et ressources différenciés.
Se pose la question aiguë de l’évaluation, et des méthodes évaluatives, en éducation… Nous proposons d’y dédier un prochain article, à suivre prochainement sur LinkedIn ainsi que sur notre blog d’entreprise, le SocialBlog.
Sarah MAIRE, Directrice d’étude et de recherche au sein du SociaLab, Docteure en sociologie, sarahmaire@lesocialab.fr
[1] Nommée couramment evidence based education (EBE), elle constitue en effet depuis plusieurs années la norme des politiques d’éducation dans un certain nombre de pays anglo-saxons. L’idée est d’identifier et de promouvoir les best practices pédagogiques. Ces choix guident, dans des pays comme le Royaume-Uni, l’arbitrage entre dispositifs et les choix de politiques publiques, en éducation comme dans d’autres secteurs d’action publique.
[2] On peut consulter sur ce point les travaux de thèse d’Arthur Jatteau, que nous remercions pour ses apports ainsi que nos échanges. Jatteau A., Faire preuve par le chiffre ? Le cas des expérimentations aléatoires en économie, thèse de sciences économiques soutenue en décembre 2016 à l’ENS Cachan.